Paris, 25 mai -15 juin 2005

à l'attention de Monsieur Michel BARNIER, ex-Ministre des Affaires Etrangères,
et de Monsieur Philippe DOUSTE-BLAZY, nouveau Ministre des Affaires Etrangères,
37, Quai d'Orsay, 75007 Paris


Messieurs les Ministres,

il y environ 1 an, le mercredi 26 mai 2004, alors que je présentais à Dakar l'exposition collective FIGURES DE LA FÉMINITÉ organisée avec 5 artistes - français et sénégalais - de l'ONG culturelle TOILE MÉTISSE que je préside (association agréée en 1999 par l'Agence Intergouvernementale de la Francophonie), la police dakaroise faisait irruption dans le local de travail et d'hébergement que j'avais loué au dessus de la salle d'exposition, et m'embarquait avec mes invités.

Il ne s'agissait pas d'une simple "erreur", mais d'un complot d'intégristes musulmans, hostiles à nos activités culturelles et à notre hommage rendu aux Femmes, des extrémistes qui avaient déjà déchiré notre affiche par 2 fois - ce que je compris plus tard - et qui avaient décidé d'user de la calomnie et de leur influence pour nuire certes à une association, mais plus précisément, car j'étais visé directement, et à un artiste occidental, démocrate et humaniste, fervent défenseur des échanges culturels Nord-Sud, pionnier et promoteur de l'usage artistique des NTIC.

Cette interpellation, suivie d'une saisie - très probablement illégale - du matériel de l'association, a débouché sur un cauchemar absolu qui a duré 6 mois pendant lesquels ma vie à été en péril. Ce n'est pas mon intention de vous faire dans cette lettre le récit détaillé de ce drame, mais après l'avoir résumé en quelques lignes, je souhaite vous faire part de quelques réflexions qui seront comprises par ceux qui pensent que la dignité politique ne s'exprime pas simplement par des mots de circonstance et de vagues discours grandiloquents.

Après 6 jours de garde-à-vue invraisemblables où j'ai été interrogé par un inspecteur de police barbu et pervers ayant un Coran à porté de main,  l'avocat que des amis ont fini par m'envoyer - le Consulat de France n'ayant absolument rien fait pour me défendre - a enfin réussi à comprendre pourquoi j'allais être déféré au Parquet: les "motifs" retenus contre moi étaient : "incitation à la débauche et outrage aux bonnes mœurs". Un semblant de procès a suivi, dans le genre stalinien ou kafkaïen, qui m'a conduit pendant 6 mois dans les geôles infectes du Sénégal.

Si vous ne le savez pas encore, Messieurs les Ministres, moi je vais vous le dire avec toute la force de mon expérience et de mon témoignage: ce pays n'est plus une démocratie, et il bafoue quotidiennement les Droits de l'Homme. La montée de l'intégrisme et du racisme y est considérable, et ces maux trouvent leur relais un peu partout dans la presse, les institutions, et le peuple. D'un point de vue pratique, la moindre des choses serait de déconseiller vivement aux Européens de se rendre au Sénégal (mon cas, pour exemplaire qu'il soit, n'est pas isolé, les exactions et les intimidations contre les occidentaux s'aggravent depuis l'arrivée du Président WADE - dont le "sopi" a échoué). D'un point de vue politique, en fils de Voltaire et de Diderot, on s'attendrait à beaucoup mieux de la part de la France qui prétend défendre des valeurs universelles.

Le malheur a-t-il voulu dans mon cas que je ne fus point journaliste ? Ah! quels beaux couplets de solidarité et d'indignation n'eut-on pas entendu chanter au Quai d'Orsay et dans notre Ambassade sénégalaise si j'avais appartenu au système médiatique ! Mais hélas! je ne suis qu'un simple artiste, un homme de culture qui ne passe pas son temps à la télé mais sur le terrain, et qui est d'ailleurs plus connu à l'étranger qu'en France même.

C'est ainsi que votre ambassadeur de l'époque à Dakar, M. Jean-Didier ROISIN a fait le calcul parfaitement cynique qu'il était urgent de ne rien faire à mon sujet. Madame le Consul Général, quant à elle, dans un esprit tout aussi minimaliste,  m'a fait visiter au bout d'un certain temps par deux assistantes sociales parfaitement ineptes qui m'ont apporté en guise de consolation des journaux d'avant-guerre pour que j'occupe mes journées de prison - que je passais en fait à tenter survivre dans la chaleur, la promiscuité, le manque d'hygiène, etc. Par chance, la corruption, au sein de l'établissement pénitentiaire d'architecture coloniale et d'organisation esclavagiste, est telle qu'avec de l'argent on peut se soigner, obtenir des vivres comestibles et correspondre en secret - mais je ne dois remercier vos services d'aucune aide ni même d'aucun conseil essentiel.

Après que certains amis bien placés, en France et aux Etats-Unis, aient eu l'occasion de s'indigner de mon sort, l'Ambassadeur ROISIN est mollement intervenu auprès du Ministre de la Justice sénégalais, qui a paraît-il écrit un mot en ma faveur. Quoi qu'il en soit, ayant été condamné à 6 mois de prison, j'ai effectué lesdits 6 mois sans qu'aucun recours, aucun appel, n'ai porté ses fruits. De temps à autre, j'ai eu la visite du Conseiller et de l'Attaché Culturels, sincèrement émus de ma situation, mais parfaitement inefficaces. L'un d'eux m'a fait souvenir que le fameux "motif d'inculpation" était le même que celui qui avait condamné SOCRATE. J'ai apprécié cette comparaison à sa juste valeur, mais j'ai eu tout de même le soucis de ne pas finir comme l'illustre philosophe. Il est des circonstances où la maïeutique ne suffit pas. Pour être juste, il me faut citer les noms de la nouvelle Consule Générale de France, Madame Geneviève IANCU, arrivée malheureusement pour moi trop tard au Sénégal, et sa collaboratrice Madame Bénédicte CHEVALLIER, qui, vers la fin de mon "séjour" ont tout fait pour me soutenir (Notez qu'après 5 mois de calvaire, elles m'ont donné la liste des avocats sénégalais agréés par la France, liste qu'on ne m'avait jamais remise, évidemment).

Maintenant, et cette phrase s'adresse plus particulièrement à vous Monsieur Michel BARNIER, de deux choses l'une, puisque vous étiez en poste lors de mon affaire sénégalaise: soit vous avez été informé de ma scandaleuse arrestation et vous n'avez rien fait pour la dénoncer, soit vous venez d'en prendre connaissance ici, et ça nous en dit long sur le fonctionnement du MAF et sur l'intérêt véritable qu'il porte à la défense des Droits de l'Homme et de la liberté d'expression artistique et culturelle. Plus prosaïquement, cela montre qu'un intellectuel français, s'il ne risque pas d'ameuter immédiatement les médias, n'a qu'à se débrouiller tout seul quand il est victime d'une dictature qu'on essaye de faire passer, dans l'univers francophone, pour un "modèle de démocratie à l'africaine".

Il faut donc se rendre à l'évidence, Messieurs les Ministres, votre ministère et moi nous n'avons pas la même idée de la France. En ce qui me concerne, les mots de liberté, égalité, fraternité, démocratie, justice…ont un sens parfaitement concret, qu'il faut, malgré les difficultés, tenter de réaliser au quotidien. Un artiste ou un poète en prison, qui n'a tué ni violé personne, qui n'a ni escroqué ni trafiqué, ce n'est pas une simple erreur, une simple anecdote.

Le moins que je puisse dire est que je n'ai pas été fier d'être français dans cette affaire, que vos services ont négligé voire bafoué les valeurs que notre pays prétend défendre à travers le monde, et qui ont inspiré, soi-disant, cette Constitution Européenne à laquelle vous avez voulu nous faire croire.

Encore aurait-il fallu que vous fussiez crédible pour y réussir. Vous êtes bien plus loin des valeurs exprimées par les articles I-2, I-3.4, et II-73 dudit projet de Constitution, que ne le sont, par exemple, les Espagnols ou les Autrichiens dont j'ai vu les ressortissants remarquablement protégés par leurs Consulats.

Bref, si, après avoir été surpris de la déliquescence et des dérives du Sénégal, je pouvais ensuite m'attendre au pire de la part d'un système policier et judiciaire corrompu, raciste et intégriste, je ne m'imaginais pas que la France puisse se rendre complice de fait - par son immobilisme - de telles exactions contre l'un de ses citoyens justement les plus convaincus des valeurs généreuses des Lumières et de la Révolution.

Si je dois à quelqu'un de m'être sorti épuisé mais vivant de cet infâme merdier où vos gens m'ont laissé pataugé (je vous laisse le langage diplomatique, moi j'emploie celui de la vérité) c'est d'une part à une héroïque amie et artiste sénégalaise - qui fut bien la seule à me défendre, alors que l'avocat m'escroquait, alors que tous fuyaient de peur et de lâcheté: signe supplémentaire de l'état dictatorial de ce pays - la styliste Mariama DIÉDHIOU, qui mérite une sorte de médaille de la Résistance, et aussi à l'association CIBITI dirigée par Madame Huguette LASSORT, qui se bat depuis des années pour que les prisonniers en Afrique soient dignement traités.

Au moment où j'écris ces lignes, j'ai un peu retrouvé la santé, mais pas du tout le matériel "saisi" lors de mon "arrestation". Une fois de plus, vos services se désintéressent complètement du problème. Dernière minute: le 15 juin, pour la 4e fois le Tribunal de Dakar, que les initiés appellent le "Tribunal de Commerce", vient de "reporter", à octobre, la remise de ces biens, appartenant essentiellement aux associations Toile Métisse et Ars Mathématica …il s'agit donc bien d'un vol déguisé, à la fois physique (matériels) et intellectuel (archives des associations).

Mon témoignage complet fera, je le souhaite, l'objet d'un livre, ou du moins d'un récit que j'espère utile à l'édification du public et des artistes et intellectuels français qui, d'une part, ont la naïveté de croire que le Sénégal, comme d'ailleurs d'autres pays africains, en est resté aux belles idéologies laïques et culturelles des Indépendances, et d'autre part se croient considérés et protégés par leur pays, patrie des Droits de l'Homme, champion du "devoir d'ingérence" et de l'action humanitaire.

La vérité est qu'aujourd'hui le gouvernement de la France (et demain qu'en serait-il de l'Europe?) choisit de défendre les seules victimes télégéniques désignées par ses conseillers en communication, comme autrefois la bourgeoisie choisissait "ses pauvres" avec l'approbation du curé.

Je ne vous adresse pas, Messieurs les Ministres des Affaires Étrangères, mes meilleures salutations, et je ne vous remercie en rien du "soutien" que votre Ministère m'a apporté dans cette épreuve - dont le seul mérite est de m'avoir ouvert les yeux, entre autres, sur la médiocrité et l'hypocrisie des gens qui prétendent chez nous être au service de la nation. C'est à mon avis, entre autres, cette médiocrité, cette indifférence, ce mépris, et cette incohérence, visible dans bien des domaines, entre les discours et les actes qui ont fait échouer la ratification populaire du Traité établissant une Constitution pour l'Europe. Je suis d'ailleurs navré de cet échec, car si nous avions une vraie citoyenneté européenne, et si d'aventure un malheur pareil au mien arrivait à l'un de nos concitoyens franco-européen, je lui aurait conseillé de s'adresser à tout autre consulat que celui de France pour lui venir en aide.
Christian LAVIGNE,
Président de TOILE MÉTISSE,
Co-fondateur d'Ars Mathematica / INTERSCULPT.


retour