Paris, 17-22 juin 2005
à
l'attention de Monsieur Abdou DIOUFSecrétaire Général de l'Agence Intergouvernementale de la Francophonie 13, quai André Citroën, 75015 PARIS Monsieur le
Secrétaire Général,
je n'ai pas l'honneur mais le regret de porter à votre connaissance un événement tragique dont j'ai été la principale - mais non la seule - victime, et qui met en cause d'une manière alarmante les Droits de l'Homme au Sénégal. Pour mémoire, je vous rappelle que je suis le Président de l'ONG culturelle Toile Métisse, qui a pour vocation de promouvoir et de former les artistes et les écrivains francophones via les NTIC, et que notre association a bénéficié à ce titre, en 1999-2000, d'une aide du Fonds Francophone des Inforoutes. Vous trouverez en annexes les documents de présentation de mes activités d'artiste et de poète, ainsi que celles de Toile Métisse jusqu'à ce fameux mois de mai 2004, où pendant la biennale des arts de Dakar (DAK’ART 2004), tout a commencé. Vous m’excuserez d’être un peu long dans ce courrier, mais l’importance de la situation fait que je doive en exposer l’origine, le développement, et ses conséquences. Il y environ 1 an, le mercredi 26 mai 2004, alors que je présentais à Dakar, en marge de la biennale des arts, l'exposition collective FIGURES DE LA FÉMINITÉ organisée avec 5 artistes de l’association culturelle Toile Métisse, la police dakaroise faisait irruption dans le local de travail et d'hébergement que j'avais loué au dessus de la salle d'exposition, et m'embarquait avec mes invités du moment, tout en saisissant arbitrairement une grande partie de notre matériel informatique. Il ne s'agissait pas d'une simple "erreur", mais, je l’ai su un peu plus tard, d'un complot d'intégristes musulmans, hostiles à nos activités culturelles et à notre hommage rendu aux Femmes, des extrémistes qui avaient déjà déchiré l’affiche de notre exposition par 2 fois – nous ne nous doutions pas que cela fut possible au Sénégal et avions cru à de mauvais plaisants -, et qui avaient décidé d'user de la calomnie et de leur influence dans les services de l’Etat pour nuire certes à une association, mais plus précisément, car j'étais visé directement, à un artiste occidental, démocrate et humaniste, fervent défenseur des échanges culturels Nord-Sud, promoteur de l'usage artistique international des NTIC. Permettez-moi un instant de me présenter ici davantage, puis d’exposer les faits en détail. Après une formation scientifique et aussi ethnographique, je me suis tourné vers la poésie et les arts plastiques: peinture, photo, sculpture, design. Très tôt je me suis intéressé aux rapports Art/Science/Technologie, et je suis devenu un des pionniers de la sculpture par ordinateur et des arts électroniques. Militant depuis toujours en faveur de la transdisciplinarité, des échanges culturels et des métissages intellectuels, j'ai donc développé, schématiquement, 2 axes de recherches et d'activités: un axe vertical de travaux artistiques high-tech, un axe horizontal d'aide à l'appropriation des NTIC par les artistes de différentes origines. J'ai ainsi fondé, en 1992,avec Alexandre Vitkine, l'association Ars Mathematica pour les premières de ces activités, puis l'association Toile Métisse, en 1998, pour les secondes. Il est à noter que cette ONG était en fait la suite logique, la réactualisation à l'ère de l'Internet, d'une autre association, fondée elle en 1990, Rythmes du Monde, qui avait organisé à Verdun (Meuse), en 1991, un Festival des Cultures Noires. Les sites www.intersculpt.org et www.toile-metisse.org rendent compte de ces travaux. Mon site personnel est www.toile-metisse.org/cl/. Mon premier contact direct avec la terre africaine eu lieu en 1995, où je fus invité officiellement à intervenir lors du colloque Afristech et du congrès mondial des technopoles, qui se tenaient à Dakar. J'y fis une conférence remarquée sur l'usage culturel des NTIC, où j'exortais les artistes et intellectuels du Sud à s'emparer des NT pour se faire entendre et éviter une nouvelle forme de marginalisation. Je retournais à Dakar et je passais à Bamako en 1997 pour divers contacts avec des artistes, et puis je revenais à Dakar en l'an 2000 pour y organiser dans le cadre de la Biennale des Arts un Espace Multimédia Toile Métisse, en collaboration avec le cybercafé le Métissacana, et avec l'appui de l'Agence Intergouvernementale de la Francophonie. Cet Espace Multimédia était un atelier de formation et un lieu d'exposition ouverts gratuitement aux artistes africains. Il eut un succès considérable, et fut visité plusieurs fois par moult officiels, dont le premier ministre de l'époque, M. Niasse. Ars Mathématica, de son côté, avait lancé en 1993 la biennale mondiale de sculpture numérique INTERSCULPT, et nous allions fêter en 2003 les 10 ans de cet événement interactif et simultané qui mettait en relation tous les continents...sauf l'Afrique. Un "oubli" que je jugeais regrettable. Voilà pourquoi je décidai de revenir à Dakar en août 2003, quelques mois avant notre biennale automnale, pour y former les tout premiers "cybersculpteurs" africains. Grâce à l'accueil d'une nouvelle association franco-sénégalaise, Kër Thiossane, qui montait justement une Villa pour l'Art et le Multimédia, je réalisais donc un stage bénévole et gratuit qui permit la création de 3 sculptures numériques par 3 artistes sénégalais. Ces œuvres 3D furent montrées sur le Web, matérialisées pour IS2003 Paris, puis offertes aux artistes concernés. Pour d'obscures raisons, Toile Métisse, qui avait préparé un "Forum des Arts numériques" pour la biennale DAK'ART 2002, et à sa demande, n'avait finalement pas été invitée à réaliser cette rencontre. Mais je décidais qu'en 2004 les associations TM et AM seraient de retour pour la biennale des arts, non point dans le "IN" - car je n'avais guère apprécié l'attitude de son directeur en 2002 - , mais dans le "OFF". C'est ainsi que nous avons préparé deux expos pour le mois de mai 2004: l'une consacrée à la sculpture par ordinateur, présentée dans la Villa Kër Thiossane, et l'autre intitulée "Figures de la Féminité", présentée par hasard - le lieu prévu initialement n'étant plus disponible - à l'Océanium, centre sportif et surtout, ce que j’ignorais, base arrière des écologistes sénégalais menés par M. Aïdar El ALI (http://perso.wanadoo.fr/pnoel/Oceanium.htm). La première expo s'est déroulée sans encombre. Ce ne fut pas le cas de la seconde. "Figures de la Féminité" rassemblait 3 artistes sénégalais et 2 artistes français. Pour ma part, j'y exposais une série de photos en N&B intitulées "Elles et Oeufs" (voir mon site Web). L'inauguration, avec les prestation d'une jeune chanteuse, et le défilé de mode d'une styliste de talent (toutes deux sénégalaises), fut un succès. Néanmoins, dans les premiers jours, nous constations que notre affiche à l'entrée de l'Océanium fut arrachée à deux reprises. Signe avant-coureur de la catastrophe à venir. En échange du défilé de mode pour lequel nous avions un maigre budget, j'avais proposé aux mannequins de notre amie styliste de compléter leur book professionnel. Ces échanges de services sont assez banals dans nos métiers. J'avais donc commencé avec l'une des jeunes femmes (toutes majeures, il faut le souligner) une série de photos diverses, qui s'était terminée par une séance de quelques nus genre "carte postale" ou "pub de crème solaire" sur un bout de plage désert. Puis nous avions rejoint 2 amies étudiantes en tourisme, et un mien cousin, pour lesquels je faisait quelques banals "clichés souvenir" avant de rentrer à l’exposition. De retour à l'Océanium, nous regardions ces images en buvant un coca, quand soudainement la police fit irruption, et embarqua tout le monde en saisissant le matériel photo et informatique. La suite fut totalement ubuesque, digne des pires régimes fascistes et corrompus. L'inspecteur de police qui s'occupait de mon affaire était un intégriste déclaré qui m'interrogeait avec le Coran à portée de main. Les 3 jeunes femmes arrêtées, le mannequin et les 2 étudiantes, étaient traitées de tous les noms, mises aussi en garde à vue. La découverte des quelques photos de nu sur la plage envenima la situation. Le jeune commissaire de police dont c'était le premier poste voulait aussi faire du zèle, se faire de la publicité en inventant tout ce qu'il est possible d'imaginer pour satisfaire les esprits sénégalais tordus avides de sensationnel - et ceux-là ne manquent pas dans le pays. Je restais donc 6 jours en garde à vue, suspecté tour à tour d'être un proxénète international, un producteur de films pornographiques, un odieux Blanc qui pervertit la belle jeunesse dakaroise, un Occidental qui mine les valeurs de l'intègre société islamique. Il y aurait de quoi rire, si dans le contexte de folie et de "tyrannie rampante" (pour reprendre l'expression d'un homme politique local) qui s'installe au Sénégal, tout ça n'avait débouché sur un procès totalement absurde et scandaleux qui m'a conduit pour 6 mois dans les geôles du pays, tandis que le mannequin (majeur) prenait 3 mois pour les mêmes motifs finalement retenus: "outrage aux bonnes mœurs et incitation à la débauche", et que les 2 étudiantes - qui n'avaient strictement rien fait - prenaient aussi 3 mois, mais avec sursis ! Quant à la presse, majoritairement ordurière et incompétente, elle se déchaînait en longs articles délirants et diffamatoires, dont certains accusaient aussi l'AIF (voir document ci-joint). Le récit de la garde à vue, du procès et de mon incarcération serait trop long à relater ici. Ce fut pour moi comme un passage en enfer, dans un monde décadent, gangrené, pourri, totalement corrompu, un monde d'abrutis, de barbares et de manipulateurs, dont je ne fus pas la seule victime - journalistes, politiques, artistes, à qui le tour? - , et qui promet des lendemains sanglants dans un pays qui n'est plus ni laïc ni démocratique - mais qui hélas! bénéficie toujours d'une certaine complaisance de la part des autorités françaises et européennes: il y a là aussi quelques vérités nécessaires à dire, ne serait-ce que pour alerter les humanistes et les hommes de bonne volonté du Nord, et pour trouver les moyens efficaces de soutenir les Résistants du Sud, intellectuels et créateurs africains qui s'opposent tant qu'ils le peuvent à la monstrueuse connerie de leurs dirigeants politiques et religieux. Ces Résistants sont malheureusement en petit nombre. Le plus choquant de tout ce qui est choquant dans mon "histoire", c'est l'absence de soutien, la lâcheté, la fuite des artistes que j'avais aidés et formés au Sénégal, et d'une manière générale la couardise des personnalités de ma connaissance, à commencer par le directeur de la biennale . Pour reprendre le mot de Bergson, il n'y a pas que la bêtise mais aussi la médiocrité humaine pour nous donner une idée de l'infini. A contrario, en enfer, dans ces prisons qui rappellent les cales des bateaux négriers, on croise parfois des Hommes qui refusent d'être déchus et tentent de garder leur dignité, que ce soit du côté des "condamnés" ou de celui de leurs gardiens – pitoyables quand ils ne sont pas escrocs ou déments. Vous trouverez en annexe la lettre que j'adresse aux Ministres français successifs des Affaires Etrangères pour les "remercier" de leur aide et de celle de mon ambassadeur en la circonstance: ils furent d'une remarquable inefficacité à mon endroit, ce qui ne fut pas le cas – heureusement pour lui – lorsque le journaliste Madiambal DIAGNE – devenu un ami - se retrouva dans la même galère, dans la même cale, à mes côtés, pour avoir déplu d'une autre manière au régime en place: il fut vivement soutenu, y compris en France, et bénéficia d'une remise en liberté. D'autres affaires récentes nous montrent qu'il y a aujourd'hui deux catégories de prisonniers idéologiques: les gens des médias…et les autres. C'est absolument inacceptable: le travail et l'engagement d'un artiste, d'un écrivain, d'un chercheur, valent bien ceux d'un journaliste, et toutes les victimes des dictateurs et des terroristes devraient recevoir la même considération, le même soutien, de la part des responsables politiques se disant attentifs aux Droits de l'Homme. J'attire fermement votre attention sur ce point. Si je devais citer une seule personne, en dehors de ma famille et de mes amis européens et américains – restés au loin à ma demande pour leur éviter tout risque -, une seule personne qui m'a permis de tenir le coup et de me sortir vivant de ce cauchemar de 6 mois, ce serait la styliste de mode que j'ai évoquée en parlant de l'exposition, l'admirable Mariama DIEDHIOU, dont le comportement fut absolument héroïque: malgré toutes sortes de pressions et de menaces, elle vint tous les jours me faire porter à manger, me voir ou m'écrire quand c'était possible. Ce que je lui dois est indiscible, même résumé en un seul mot: la vie. Je voudrais maintenant, Monsieur le Secrétaire Général de l'AIF, achever cette longue lettre par deux mots de conclusion. Le premier me concerne en particulier: l'affaire n'est pas close. J'ai bien entendu "fait appel" de la pseudo décision de "justice" du Tribunal de Dakar, ne serait-ce que pour tenter de récupérer les équipements et archives numériques de mes associations, illégalement détenues par la police ou le Tribunal. Ce dernier ne cesse de renvoyer l'appel aux calendes grecques, peut-être pour couvrir l'utilisation ou la revente de ce matériel par des fonctionnaires bien plaçés. S'il est en votre pouvoir de me soutenir à ce sujet, sachant aussi que mon premier avocat m'a escroqué et que le second est plutôt inefficace, mon association et moi-même vous en serions fort reconnaissants. Le second est d'ordre plus général: à l'évidence la "mondialisation" s'accompagne de nouvelles formes de prises de pouvoir dictatoriales, sournoises, transfrontalières, qui aliennent les esprits, diffusent avec les moyens les plus modernes les nouveaux "opiums du peuple". Des murailles de Chine virtuelles, mais redoutablement efficaces dans leur simplicité binaire (nous dedans = la communauté = la vérité / les autres dehors = les-pas-comme-nous = l'erreur), sont érigées petit à petit par ceux qui veulent contrôler les individus à leur profit au nom d'un Dieu ou d'une idéologie dite supérieure. Petit à petit: savez-vous par exemple qu'on vend aujourd'hui au Sénégal des albums photos dont la couverture n'est pas imprimée avec le portrait de Youssou N'Dour ou de Nelson Mandela…mais celui de Ben Laden ?! Et bien il me semble du devoir de l'Agence Intergouvernementale de la Francophonie de s'inquiéter des ces "dérives culturelles", et, en priorité, des entraves à la liberté d'expression des intellectuels francophones dans des pays qui doivent comprendre que la francophonie ce n'est pas seulement la pratique d'une langue commune, mais aussi et surtout le partage de valeurs fondamentales héritées du Siècle des Lumières, de la Révolution, et des combats des peuples pour la liberté, la solidarité, l'éducation, la justice et la démocratie. Il vous appartient sans doute de mobiliser nos élites sur ce sujet, qui touche en fait à l'idéal magnifiquement exprimé en son temps par L. S. Senghor. Avec mes remerciements pour votre bienveillante attention, je vous adresse, Monsieur le Secrétaire Général Abdou DIOUF, mes très respectueuses salutations, Christian LAVIGNE,
Président de TOILE MÉTISSE, Co-fondateur d'Ars Mathematica / INTERSCULPT. |